Le film :
Parce qu'il a rêvé de la guerre du Liban, vingt ans après, un ami de Ari le fait venir dans un bar pour lui raconter ce qu'il a vu. Vingt six chiens hurlent à la mort contre lui, sous ses fenêtres. Pourquoi 26 ? Parce que c'est le nombre exact de chiens qu'il a tué durant la guerre en 1982, dans les villages entourant Beyrouth. Ari prend conscience qu'il n'a gardé aucun souvenir de cet épisode tragique qu'il a lui-même vécu. Suite à cette rencontre, il a une hallucination, il se voit sortir de l'eau accompagné de deux autres soldats. Ari va voir un de ses amis psy afin que celui-ci l'aide à comprendre. Le meilleur conseil de ce dernier sera de retrouver les soldats avec qui il se trouvait au moment tragique du massacre de Sabra et Shatila. Ari part en quête de souvenirs qui sont autant de témoignages de cette guerre.
Ce que j'en ai pensé :
Est-ce un film sur le massacre de Sabra et Shatila ou un film sur la mémoire ? Les deux.
Ari Folman réalise ici une oeuvre autobiographique. Entré dans l'armée à 17 ans à peine, il en a 20 quand il vécut de l'intérieur, le massacre de Sabra et Shatila, dont il ressortira changé à jamais.
L'histoire de Sabra et Shatila.
Le 6 juin 1982, sous le prétexte de la tentative d'assassinat contre l'ambassadeur israëlien à Londres, l'armée Israëlienne alors sous la coupe de Ariel Sharon, envahit le sud du Liban, pour une opération nommée "Paix en Galilée". Le 18 juin, l'armée cernait l'OLP (organisation de libération de la Palestine) située dans la partie occidentale de Beyrouth. Un cessez le feu sera signé mais le 11 septembre 1982, Sharon annonce que 2 000 terroristes sont restés à l'intérieur des camps de réfugiés de Sabra et Shatila. Le 15 septembre, l'assassinat de Bachir Gemayel, chef de la milice phalangiste (groupement politique et paramilitaire d'inspiration faciste) allié d'Israël et fraîchement élu à la présidence du Liban, accélère les choses. L'armée encercle et boucle les camps de Sabra et Shatila. Le 16 septembre, un seul ordre : ratisser et nettoyer les camps. Ce sera fait par les phalangistes, avec le soutien de l'armée israëlienne.
Au matin du 16 septembre, les obus tombent sur les camps pendant que les snipers israëliens tirent sur les gens qui sont dans les rues des camps. A midi, les forces libanaises pénètrent par le sud et le sud ouest de Chatila. A 17h, cent cinquante phalangistes entrent dans les camps.
Durant 40h, ils violeront, tueront, blesseront les civils palestiniens, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Ils saccageront et pilleront les deux camps et tout ceci avec l'aval et le soutien des forces israëliennes. On dénombrera entre 700 et 3 500 civils massacrés dans Sabra et Shatila. Aucune enquête ne sera ouverte sur cette tragédie humaine. Ariel Sharon ne sera inquiété qu'en 2002 ... vingt ans après le massacre ...
Le film d'animation de Ari Folman retrace ce bout d'histoire sans complaisance. La mémoire retrouvée doucement.
Tout commence par le rêve troublant de son ami, qui le met face à sa réalité. De Sabra et Shatila, il a tout oublié. Il y était mais il a tout oublié. Cependant, cet élément extérieur vient réveiller en lui des peurs. A son tour, il a une vision de ce qu'il a vécu. Ari émerge de l'eau, face à Beyrouth. Il est avec deux soldats, ils sont nus. Ils se dirigent vers la berge, se vêtissent, et avancent dans la ville. Soudain Ari se trouve parmi des femmes vêtues de noir, aux visages déformés par la souffrance et les peurs. Ce rêve est le leitmotiv du film car il incarne la mémoire sélective, la mémoire vivante qui est en chacun de nous.
Ari a besoin de savoir, de retrouver vingt ans après les souvenirs de ce qu'il a vécu. Il se rend alors chez son ami psy. Selon ce dernier, Ari doit rencontrer les soldats qui étaient avec lui, reccueillir leurs souvenirs, voir si cela éveille des choses. Son ami le met aussi en garde contre la mémoire, qui est une chose vivante, qui peut s'approprier des souvenirs des autres, et s'intégrer dans ces derniers.
C'est à l'issue de sa première rencontre avec un des soldats de sa vision qu'Ari va commencer à se rappeler. Au fur et à mesure des témoignages qu'il reccueille, ses souvenirs ressurgissent. Ari retourne voir son ami, et lui explique qu'il n'arrive cependant pas à comprendre son rêve. Celui-ci suggère alors que l'eau représente ses peurs, ses sentiments enfouis. Il soulève la question de savoir s'il a vécu un autre massacre. Et Ari évoque ses parents qui ont tous les deux connus Auschwitz. Difficile de ne pas faire le rapprochement entre les juifs massacrés dans les camps nazis et ce que l'armée israëlienne a orchestré et laissé faire à Sabra et Shatila.
Il est intéressant que Ari Folman est présenté différents points de vue sur les événements. La manière dont ces jeunes ont vécu cette guerre.
Je retiens l'impression d'insouciance qu'ils avaient en partant à la guerre, l'inconscience sans doute. Et puis la découverte, l'apprentissage, l'horreur ... tuer des gens, voir tuer des personnes qui sont à côté de vous. Chacun a des souvenirs qui lui sont propres, parce qu'ils sont le reflet d'une personnalité, d'un ressenti, d'un vécu et aussi d'un oubli. Les souvenirs sont souvent des métaphores du vécu réel, quand le réel est trop insoutenable à exister en soi tel qu'il est.
A un moment du film, Ari dit qu'il n'a pas envie de savoir qui il était à ce moment là, il n'a pas envie de rencontrer le jeune homme qu'il était, il n'a pas envie de voir un jeune homme qu'il pourrait ne pas aimer. J'ai aimé la sagesse de son ami psy, qui calmement lui répond que si, il doit savoir, il en a besoin sinon pourquoi aurait-il eu cette vision. Il faut oser affronter qui nous avons été, pour savoir qui nous sommes. Il faut savoir aussi regarder nos actes en face pour comprendre pourquoi notre mémoire les a effacés.
Ari ira au bout de ses souvenirs, il affrontera la vérité, la réalité. Il était jeune. Vingt ans après, il prend conscience que si les phalangistes ont pu perpétrer les massacres de Sabra et Shatila, c'est parce que l'armée israëlienne, Sharon les a aidés, soutenus. Que lui-même, membre de cette armée a participé inconsciemment à ces massacres. Il en prend conscience en remettant les pièces du puzzle en place. Ari explique à son ami que les phalangistes perpétuaient leur tuerie même la nuit, y compris la nuit, surtout la nuit, parce que le ciel était sans cesse éclairé ... et si la nuit restait lumineuse, c'est parce que des soldats juchés sur les toits des immeubles entourant les camps lançaient dans le ciel des fusées éclairantes, et que lui-même faisait parti des soldats qui envoyaient ces fumigènes.
Ari Folman a su parfaitement faire de son film un documentaire autobiographique (puisque Ari, c'est lui, puisque les personnes interviewées existent réellement) à la fois sur la guerre et sur la complexité de la mémoire. S'il parvient à cela, c'est parce qu'il a su jouer avec la technologie et l'image. Plutôt que de jouer son rôle et de faire jouer ses amis, ils sont devenus des personnages animés, dessinés, singés. Seules les voix sont celles des personnes existantes (j'ai vu le film en hébreux). L'utilisation du film d'animation est subtil pour montrer que la mémoire fait ou refait son film, d'autant plus subtil qu'il y a des moments où le dessin est si réaliste que nous avons l'impression de voir des images filmées. Cela marque le décalage entre le vécu et le souvenir. Il faudra attendre la fin du film pour retomber dans la réalité. Il faudra attendre que Ari se souvienne entièrement de ce qu'il a vécu, le rôle qu'il a eu (lancer des fusées éclairantes au dessus des camps, ce qui a permis aux phalangistes d'accomplir leur génocide) à Sabra et Shatila pour que nous retrouvions une réalité humaine par le truchement des photos prises et publiées dans le monde entier, à la découverte du massacre des deux camps.
J'ajouterai que si le film se nomme Valse avec Bachir, c'est parce que la musique tient une grande place dans ce film, parce que la musique accompagne ses jeunes comme une force intérieure, parce que la musique tient toujours une grande place dans la vie d'un jeune, parce que l'on souvient toujours de la musique du moment, bien plus que de la date réelle. Quant à Bachir, il est celui par qui, cela est arrivé. C'est parce qu'il a été assassiné que les camps furent encerclés et bouclés, ce sont ses partisans qui ont proféré les massacres.
C'est un film profondément humain, à la fois étonnant et fascinant, grâce à sa réalisation à la manière d'un documentaire.
A la fin du film, quand Ari se rend compte de ce qu'il a fait, j'ai pensé qu'il avait reproduit ce que nombre de personnes ont fait durant la Seconde Guerre Mondiale. Il n'a pas compris, pas voulu comprendre, pas réalisé le drame humain qui se déroulait sous ses yeux, comme tous ceux qui étaient avec lui. Parce qu'il y a des règles, parce qu'il y a des ordres, parce qu'on ne nous demande pas de penser mais d'exécuter. J'ai pensé aussi que Israël reproduit avec les palestiniens ce que les nazis leur ont fait. Il (l'état) se venge sur les palestiniens. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que, qui mieux que eux, eux plus que quiconque, devraient comprendre dans leur chair, dans leur âme qu'on ne peut pas tuer impunément les gens parce qu'ils sont différents de nous.
Je suis surprise de voir que les travers de l'état d'Israël soient pointés par ses enfants. Les choses sont dites. Oui Israël est aussi responsable des massacres de Sabra et Shatila, et oui, il a laissé faire, et oui, il a même donné son aval, il a même appuyé et aidé les phalangistes.
N'hésitez pas à lire aussi ma chronique sur Les Citronniers de Eran Rikis.
A lire, Le génocide de Sabra et Shatila.
Et puis, surtout aller voir Valse avec Bachir.